Écumes et correspondances : 55 chambres à Mamula

Léo Lima

© Léo Lima

Écumes et correspondances : 55 chambres à Mamula
Mamula, Monténégro

Léo Lima

Jury :
Lionel Lemire - Directeur(trice) de Diplôme
Stéphane Bonzani - Président(e) de Soutenance
Arno Gisinger - Enseignant(e) Extérieur(e)
Marc Hymans - Expert(e)
Camille Lacadée - Jeune Architecte DESA
Michaël Halter - Candide


Mamula, au Monténégro, a été une île, une forteresse, un camp de concentration, un décor de tournage de fictions et une ruine à l’abandon. Depuis 2015, on y développe un projet de complexe hôtelier récemment mis en construction. Le projet de diplôme se réapproprie ce programme, pour en tirer la possibilité d’habiter fortement mais temporairement les mémoires du lieu, à partir d’une profonde interrogation : que faire de la mémoire collective quand elle est sale ?

Mamula se trouve dans une situation que quantités d’autres lieux connaissent aujourd’hui, dans les pays d’ex-Yougoslavie comme ailleurs : l’horreur du vide et de la ruine, où pullule le vivant non-maîtrisé. Ces lieux de foisonnements échappent aux désignations programmatiques et ne peuvent s’enrober de stratégies mercantiles : pour vendre, il faut nommer, simplifier, clarifier.

Le projet bientôt réalisé d’Orascom fait table rase d’une mémoire riche et complexe, pour ne conserver que la forteresse, requalifiant ainsi ce vestige en simple objet pittoresque à l’intérieur duquel l’exclusivité peut se figer. La tentation de réponse serait alors, en réaction au sceau du drame qui s’y est écrasé, de mettre sous verre le lieu, de chercher son absolue conservation. Cette attitude n’est pourtant que le pendant, la face double de la précédente. L’une tend vers sa simplification outrancière, et l’autre vers sa soustraction à l’histoire par sa désignation comme "lieu de mémoire". Les 2 font le jeu de hiérarchies mémorielles et de la poussée artificielle vers un devenir monumental. Philtre ou formol...

La première posture s’assume comme morale : il n’y a rien dans la mémoire d’un lieu que je n’ai le droit d’effacer. De là apparaît la nécessité de partir à la recherche de traces, d’informations, d’expériences du lieu sans jugement de valeur, mais forcément informées par la distance, physique comme contextuelle, qui me sépare du lieu.

Des mémoires différentes se dessinent : la géologie, la mer, l’écosystème, la construction austro-hongroise et le passé militaire, le vécu des camps, les 2 films qui y ont été tournés, le tourisme et les vidéos personnelles. Il ne me semble pourtant pas suffisant de les penser en palimpsestes, en successions chronologiques ou en strates hermétiques. Ces séparations ne sont pas aussi distinctes en réalité, chaque mémoire informant les autres.

Les couches de pierre calcaires, résultat d’une lente évolution géologique, sont sculptées par les vagues de la mer Adriatique, portant les dernières informations de phénomènes distants jusqu’aux rochers. Les plantes grimpent dans les vieillissements des murs épais de la forteresse, les caméras reprennent les points de vue panoptiques des geôliers…

Toutes ces interdépendances et ces infiltrations orientent vers une approche quasi-écosystémique de la mémoire d’un lieu, capable de considérer les mémoires personnelles comme un apport bénéfique, et de voir dans ses oublis, ses pertes, une possibilité : un trou de mémoire comme ouverture à l’Autre.

Ces remous à l’intérieur de la mémoire remontent en surface, et seule l’écume s’offre au sensible. C’est cette pellicule, signe des coexistences mémorielles, qui a été arrachée par Orascom tant éthiquement que physiquement.

Le projet est envisagé comme une base de repousse ou de contestation, d’intensification du déjà-là et de création d’espaces de contacts. Il prend le pari d’une expérience de la mémoire, corporelle plutôt que sous vide, immersive plutôt que distante. Le cheminement théorique (depuis les mémoires différentes, vers les composantes d’une même mémoire ouverte) se traduit dans le processus de conception, de transformation d’objets mémoriels en éléments architecturaux. Cette opération liquéfie l’objet conceptuel initial pour qu’il devienne réel. Dans ce glissement, le signe de l’original est conservé : le transformé est lui-même, plus autre chose. L’unicité de l’objet singulier et hermétique s’efface au profit de correspondances.

Permettre à la mémoire de dépasser le carcan du monument, permettre au sens de déborder le corset de la forme.

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